Florilège Bernard Dimey
Une anthologie personnelle de quelques poèmes plus ou moins connus de Dimey. Le PDF est disponible ici : Bernard Dimey, florilège et sortilèges.
- Introduction
- Paris, mon camarade
- La Tamise
- Les p’tits plaisirs du jour
- Moi qu’écris des chansons
- Ivrogne, et pourquoi pas ?
- Si tu me payes un verre
- J’vais m’envoler
- Le quartier des Halles
- Sortilèges
- J’ai cinquante ans ce soir
- Mémère
- J’aurai du mal à tout quitter
- Je savais bien qu’un jour
- L’école j’ai pas connu
- Les enfants de Louxor
- La peau des dents
- J’aimerais tant savoir
- Ce qu’ensemble on a vu
- Pour apprendre l’air
- Il ne faudra jamais
- L’aventure la voilà
Introduction
Bernard Dimey est parti “organiser des fêtes” en 1981. Il écrivait :
“Il ne vous restera que mes œuvres complètes
Qui vous confirmeront que je fus merveilleux.”
Las, ses œuvres complètes n’existent pas et il est introuvable en librairie, pourtant plusieurs recueils sont disponibles chez l’éditeur Christian Pirot. Certaines de ses chansons sont reprises ça et là. Il est encore fêté le dix mai à Montmartre, mais pour combien de temps ?
Un gros barbu repoussant qui écrit en alexandrins, un amoureux connaisseur du Paris où jamais n’ira Emily, un perdant qui sombre agrippé à ses rêves : il est tout ce que l’époque déteste. Il se détestait lui-même.
“On croit qu’on va savoir encore ouvrir des portes
Et sortir dans la rue comme n’importe qui
Ridicule Arlequin vêtu de feuilles mortes
Que tu le veuilles ou non la pièce a mal fini.”
Dimey nous invite, non pas à l’imiter dans l’auto-destruction pathético-poétique mais à boire avec lui avant de le suivre dans Paris en regardant vraiment autour de nous - et peut-être “en descendant la rue du Mont-Cenis” apercevra-t-on “trois caravelles cingler sur Tahiti” ?
À se trouver des camarades pour chanter un vieil air, parmi les clochards, les putains, les folles, les ivrognes, les losers. À aimer le silence et s’aimer en silence. À vivre sa vie complètement, jusqu’à la contradiction, à faire bonne figure “malgré la gueule qu’on a”.
“En attendant
Moi qui crois toujours aux miracles
Je vais continuer mon spectacle
En souriant.”
Et, bien sûr, Dimey nous exhorte à tresser des guirlandes autour du désespoir qui traverse ses poèmes, autour du temps qui s’enfuit avant qu’on n’ait eu le temps de rien faire, du départ qu’il sent toujours plus proche. À se donner les un.e.s les autres de la force.
“Prenant mon courage à deux mains
Je m’en irai plein d’allégresse
Sur le dernier de mes chemins
En chantant sans laisser d’adresse.
Demain je crois.”
Paris, mon camarade
Paris, mon camarade, pour causer, faut connaître,
Faut s’y prom’ner la nuit, faut s’y fair’ des copains,
Faut s’offrir du bitume, en faire des kilomètres,
Y’aura toujours un pote pour t’offrir un bout de pain.
Paris, si tu connais c’est comme un’ cour d’école,
T’es tout partout chez toi si t’as l’coeur bien placé,
Si jamais t’as l’bourdon, va voir ceux qui rigolent
Et tu verras, l’soleil y en a toujours assez.
Paris, mon camarade, c’est pas tout c’qu’on raconte,
C’est pas les bulldozers, c’est pas la Tour Machin,
C’est un coeur qui s’allume au hasard des rencontres,
C’est le petit bistrot où vont tous les copains ;
Paris, si tu connais, c’est le vent dans les voiles,
Romeo et Juliette en blue-jeans à midi,
C’est le clodo Marcel qui dort sous les étoiles ;
Y a de l’Enfer, c’est sûr, mais y a du Paradis.
Paris, mon camarade, si tu connais c’est chouette,
C’est toujours aussi bon quand j’fous l’camp quand j’reviens,
C’est le sourire en coin quand le cafard me guette,
C’est l’Opéra d’quat’ sous qu’est pas fait pour les chiens,
C’est le seul cinéma où y a jamais d’entracte,
Où j’ai tous mes amours et j’espère vraiment
M’offrir un soir la joie d’y jouer mon dernier acte
Et d’être parisien jusqu’au dernier moment !
La Tamise
Voilà bientôt vingt ans que je me beaujolise
Dans tous les mauvais lieux ouverts après minuit
Je commence à pencher comme la tour de Pise
Je m’accoude au Pont-Neuf la Seine va sans bruit
Et je dis au clochard : “Tu vois, c’est la Tamise !”
Alors on va s’asseoir on fouille un peu ses poches
On parle d’Henri IV et d’un certain troquet
Qui reste ouvert la nuit et qui n’est pas trop moche
A cinq ou six cents mètres là-bas sur les quais
Et on a le cœur pur comme un cristal de roche
Le désir impérieux de raconter sa vie
Son service militaire ses embarras d’argent
Son besoin d’amitié la jeunesse partie
La connerie surtout de la plupart des gens
Le rouquin renversé et que la manche essuie
Alors on se relève on longe les murailles
On s’en va jusqu’au Louvre et jusqu’à l’Opéra
On a la jambe molle et la voix qui s’éraille
On va retourner boire - lequel des deux paiera ?
On a l’œil un peu vague et le sang qui se caille.
A sept heures du matin au métro Pyramides
Un loufiat mal luné met ses tables dehors
On dit n’importe quoi, j’ai les yeux tout humides
Mon copain de la nuit a l’air d’être ivre mort…
Je le laisse tout seul achever son suicide.
Voilà bientôt vingt ans peut-être davantage
Que je fais le guignol à n’importe quel prix
Entre le delirium la sagesse et la rage.
Revenez donc me voir quand vous aurez compris,
Et ne condamnez rien avant d’avoir mon âge
Les p’tits plaisirs du jour
Les p’tits plaisirs du jour, les plaisirs de la nuit
Les croissants du matin, la première cigarette
Une bouffée perdue d’accordéon musette
Le verre de beaujolais pour noyer ses ennuis
L’omelett’ aux champignons le soir à la campagne
Le feu dans la ch’minée et l’odeur du calva
Ça vaut tous les châteaux qui s’écroulent en Espagne
Mais quand tout va très mal moi je vous dis: Ça va !
Le camembert du siècle et le verre de Chiroubles
La douzaine de melons échappés du panier
Le sourire d’une fille qui sans raison me trouble
Le coup du père François, le coup de l’étrier
Les p’tits plaisirs du jour c’est du bonheur quand même
J’en ai tout un folklore et vingt-quatre heures par jour
Je promène ma vie par des chemins que j’aime
Je ne chante jamais la messe pour les sourds.
Les p’tits plaisirs du jour, c’est toi quand tu t’éveilles
Quand tu sors de ton rêve et que tes yeux ouverts
Conservent encore un peu d’incroyables merveilles
Paysages inconnus qu’on regarde à l’envers
Petit plaisir de rien, comme un refrain des rues
Qu’on attrape au hasard et qui vous fait trois jours
Offrez-moi dix fois rien j’en aurai plein la vue
À chacun ses plaisirs à chacun ses amours !
Moi qu’écris des chansons
Moi qu’écris des chansons depuis bientôt vingt berges
Comme d’autres s’amusent à faire des mots croisés
Cultivant le jardin où fleurit ma gamberge
Je tire mon chapeau à ceux qui sont passés
A ceux qui trimballaient au fond de leur musette
Des mots qui méritaient cent fois le Panthéon
Qu’on chantait dans les rues, histoire de faire la quête
Sur les places de Paris, à coups d’accordéons
Entre Nini peau d’ chien, la fleur de la Bastille
Et Prosper yop la boum et Parlez-moi d’amour
La vieille Java Bleue qui f’sait tourner les filles
Et les pièces de dix sous qui tombaient dans les cours
J’ai grandi tout heureux, la romance à l’oreille
Entre Paris canaille et le Petit vin blanc
Entre les Feuilles mortes et Démons et merveilles
Entre la voix de Piaf et la voix de Montand
Les chansons… Les chansons venues du fond des âges
De l’époque où le roi faisait battre tambour
Jusqu’au Temps des cerises, le plus bel héritage
Le plus joli fleuron de la chanson d’amour
J’aurais tellement aimé écrire La vie en rose
Croiser Monsieur William entre Ostende et Paris
Sur le port d’Amsterdam cultiver ma cirrhose
C’est du Petit bonheur mais ça n’a pas de prix
Les chansons, les refrains qu’on fredonne en sourdine
Entre l’île Saint-Louis et le pont Mirabeau
Quand Mon pote le Gitan s’endort dans sa verdine
C’est comme un beau poison qu’on aurait dans la peau
Moi qu’écris des chansons pour occuper mes heures
Je voudrais en faire une qu’on n’oublierait jamais
Afin que, parmi vous, un peu de moi demeure
Comme une fleur vivace aux Marches du palais
Ivrogne, et pourquoi pas ?
Ivrogne, c’est un mot qui nous vient de province
Et qui ne veut rien dire à Tulle ou Châteauroux,
Mais au coeur de Paris je connais quelques princes
Qui sont selon les heures, archange ou loup-garou
L’ivresse n’est jamais qu’un bonheur de rencontre,
Ça dure une heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut,
Qu’il soit minuit passé ou cinq heure à ma montre,
Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux.
Ivrogne, ça veut dire un peu de ma jeunesse,
Un peu de mes trente ans pour une île aux trésors,
Et c’est entre Pigalle et la rue des Abesses
Que je ressuscitais quand j’étais ivre-mort…
J’avais dans le regard des feux inexplicables
Et je disais des mots cent fois plus grands que moi,
Je pouvais bien finir ma soirée sous la table,
Ce naufrage, après tout, ne concernait que moi.
Ivrogne, c’est un mot que ni les dictionnaires
Ni les intellectuels, ni les gens du gratin
Ne comprendront jamais… C’est un mot de misère
Qui ressemble à de l’or à cinq heure du matin.
Ivrogne… et pourquoi pas ? Je connais cent fois pire,
Ceux qui ne boivent pas, qui baisent par hasard,
Qui sont moches en troupeau et qui n’ont rien à dire.
Venez boire avec moi… On s’ennuiera plus tard.
Si tu me payes un verre
Si tu me payes un verre, je n’te demand’rai pas
Où tu vas, d’où tu viens, si tu sors de cabane,
Si ta femme est jolie ou si tu n’en as pas,
Si tu traînes tout seul avec un coeur en panne.
Je ne te dirai rien, je te contemplerai.
Nous dirons quelques mots en prenant nos distances,
Nous viderons nos verres et je repartirai
Avec un peu de toi pour meubler mon silence.
Si tu me payes un verre, tu pourras si tu veux
Me raconter ta vie, en faire une épopée
En faire un opéra… J’entrerai dans ton jeu
Je saurai sans effort me mettre à ta portée
Je réinventerai des sourir’ de gamin
J’en ferai des bouquets, j’en ferai des guirlandes
Je te les offrirai en te serrant la main
Il ne te reste plus qu’à passer la commande
Si tu me payes un verre, que j’aie très soif ou pas,
Je te regarderai comme on regarde un frère,
Un peu comme le Christ à son dernier repas.
Comme lui je dirai deux vérités premières :
Il faut savoir s’aimer malgré la gueul’ qu’on a
Et ne jamais juger le bon ni la canaille.
Si tu me payes un verre, je ne t’en voudrai pas
De n’être rien du tout… Je ne suis rien qui vaille !
J’vais m’envoler
Ce soir je vais partir visiter les nuages,
Je n’y suis pas encore mais ça va pas tarder,
Je vois déjà des fleurs tout autour des visages,
Tous les gens qui sont là commenc’nt à m’regarder
Car si je réussis c’est extraordinaire.
Ils ont raison d’attendre, ils seront pas déçus,
Je sens que j’m’arrondis comme une Montgolfière,
Je vais quitter la terre, personn’ me verra plus !
J’ai commencé c’matin aux petites aurores
Avec un muscadet de derrièr’ les fagots
Qui glissait comm’ du v’lours, d’ailleurs j’en rêve encore,
Et deux ou trois p’tits kirs qu’étaient bien rigolos,
Vers midi je marchais sur des pompes à bascule,
C’est là que j’ai compris que j’allais m’envoler.
C’est un travail très dur… Si t’avanc’s pas tu r’cules,
L’ivresse est un pays où faut pas rigoler !
T’as des gens qui picol’nt sans aucun savoir-faire,
Eh bien, voilà des gars qui s’envol’ront jamais,
Qui cess’ront pas d’ramper, qui quitt’ront jamais terre
Alors que moi je sens que ça va pas tarder,
J’vais survoler Paris comme un ange véritable.
J’aim’rais pouvoir emm’ner tous mes potes avec moi
Mais comm’ils s’fout’ de moi pasque j’mont’ sur la table
J’vais m’envoler tout seul et j’les emmèn’rai pas !
Il est huit heur’s du soir, y a douze heur’s que j’travaille,
Je me sens tout léger comme un petit zoizeau.
Me v’là sur le trottoir avec des gens qui braillent,
Je vais prendr’ mon élan… Je serai tell’ment beau
Que tous ces connards là en auront plein la vue.
Allez hop ! C’est parti !… Non, c’est pas pour ce soir.
Y a vingt ans que j’m’exerce… C’est toujours pein’ perdue.
J’essaye encore demain… Après, j’arrête de boire.
Le quartier des Halles
Je ne reviendrai plus dans le quartier des Halles.
Mes diables sont partis, pour Dieu sait quel enfer…
Les touristes ont marché sur les derniers pétales
De nos derniers bouquets, on ne peut rien y faire.
Je ne suis pas client pour les pèlerinages.
Bien le bonjour chez vous ! Je ne reviendrai plus,
J’emporte mes souv’nirs avec le paysage,
Le passé dans ma poche et mon mouchoir dessus.
Lèvres couleur de sang et du velours aux chasses,
La belle sans merci fumaille en rêvassant.
Au pas lent des années j’étais celui qui passe,
Mais de Sainte Apolline au Squar’ des Innocents
On ne me verra plus jamais traîner mes guêtres
Au gré des muscadets de quatre heur’s du matin
Avec mon cinéma tout vivant dans ma tête
Et l’étincelle froide au regard des tapins.
J’allais déambuler… je croisais des fantômes,
Tire-laine en ribote ou pendus décrochés,
Et ça tourbillonnait autour des jolies mômes
Maculées de sang frais par les garçons bouchers.
Les camions de lilas s’ouvraient en avalanches
Et tout autour de moi l’air sentait le printemps.
En des temps très anciens, Saint-Eustache était blanche.
Là-bas j’étais chez moi, bien peinard, et pourtant
On ne me verra plus dans le quartier des Halles,
Ce qui peut s’y passer ne m’intéresse plus…
Les temps sont accomplis, à nous de fair’ la malle,
Je ne suis pas client pour les regrets non plus…
Sortilèges
Dans les jardins de ma mémoire,
Sur les eaux calmes d’un étang
Où les licornes viennent boire
J’ai vu tes yeux se reflétant.
J’en redoute les sortilèges
Et ne m’approche qu’en tremblant
Pour mieux me laisser prendre au piège
Que j’ai recherché si longtemps.
Au jardin de la Mandragore
Je m’aventure chaque nuit,
M’y promenant jusqu’à l’aurore
Malgré ton ombre qui me suit.
L’oiseau phénix au vol superbe
Peut disparaître et revenir,
Ses cendres répandues dans l’herbe
De toi me font ressouvenir.
Au jardin bleu des espérances
J’ai vu danser les paons de nuit
Sur les arpèges du silence
Où vient se perdre mon ennui.
Mais au premier souffle de brise
Le son de ta voix me revient
Et le songe soudain se brise,
De notre amour ne reste rien.
J’ai cinquante ans ce soir
J’ai traversé ma vie comme on traverse un rêve
Ne sachant pas toujours où se portaient mes pas,
Je suis comme un nageur que la vague soulève
Poussé vers un pays que je ne connais pas.
J’ai cinquante ans ce soir et si je crâne un peu
C’est que l’âme est solide et si je prends des poses
Ce n’est que par instant quand la peur se repose.
Je me jette en riant un peu de poudre aux yeux.
J’ai cinquante ans ce soir et si je fais le compte
De mes amours défuntes et de mes cheveux gris,
Je sens que j’ai vécu sans bien m’en rendre compte
Je me faisais des joies comme on fait de l’esprit.
Je ne veux pas pleurer sur des kermesses mortes
J’ai toujours des manèges à portée de la main
Je suis prêt à partir pour des émotions fortes
Grâce à Dieu le soleil se lève encore demain.
Quand je vois le profil des années qui m’attendent
Je me dis que j’ai tort d’avoir des larmes aux yeux.
L’homme est un animal difficile à comprendre,
Je sais que l’avenir peut être merveilleux.
J’ai cinquante ans ce soir et c’est peut être heureux
D’avoir encore le coeur aussi tendre et fragile.
Je ne veux espérer que des heures faciles
Je me jette en riant un peu de poudre aux yeux.
Mémère
Mémère, tu t’en souviens, de notre belle époque,
C’était la première fois qu’on aimait pour de bon.
A présent, faut bien l’dire, on a l’air de vieux schnocks,
Mais c’qui fait passer l’tout, c’est qu’on a la façon.
Tu t’rappell’s ta guêpière, à présent quand j’y pense
J’en rigol’ tout douc’ment mais c’est plus fort que moi,
Comment qu’tu f’rais maint’nant pour y loger ta panse ?
On a pris d’la bouteille tous les deux à la fois.
Mémère, tu t’en souviens comm’ t’as fait des histoires
Pour me laisser cueillir la marguerite aux champs,
Et pourtant c’était pas vraiment la mer à boire,
Ça t’a fait des ennuis mais c’était pas méchant…
Tu t’rappell’s comm’ j’étais, je n’savais pas quoi dire ;
Y a des coups, pour un peu, j’t’aurais bien dit des vers.
T’as bien changé, mémère, mais quand je vois ta tir’lire,
Comment qu’ça donne envie d’fair’ la route à l’envers !
Mémère, tu t’en souviens des p’tits diabolos menthe,
Des bouteill’s de mousseux du quatorze juillet !
Un éclair au café, j’veux bien mais faut qu’tu chantes !
Chérie, t’as renversé ton verre, faut l’essuyer.
Mon Dieu, c’est pourtant vrai que je t’app’lais chérie
Il faut pas m’en vouloir, mais je n’m’en souv’nais plus.
On parle des souv’nirs, mais c’est fou c’qu’on oublie.
J’te d’mande pardon, chérie, et qu’on n’en parle plus.
Mémère, si j’te dis ça, c’est pour te dir’ que j’t’aime,
Te l’dire comm’ ça, tout cru, c’était trop dur pour moi,
Mais au fond, j’suis content, j’vois qu’t’as compris quand même,
Et j’peux te l’dire, mémère, j’ai jamais aimé qu’toi.
J’aurai du mal à tout quitter
J’aurai du mal à tout quitter,
À quitter l’envers et l’endroit,
Midi, l’Île de la Cité
N’importe qui, n’importe quoi.
Quitter c’est le seul mot qui compte
Quitter son chien souvent c’est trop
Savez-vous que si je raconte mes auberges, mes bistrots
Soudain je sens mon cœur qui flanche
Un jour on comprend, mais trop tard
Qu’on a perdu ses coudées franches, qu’on a pris le mauvais départ
Celui qui mène au bout du conte, peut-être à sa moralité ?
Heureux, c’est le seul mot qui compte
J’aurai du mal à tout quitter.
Je vis mon temps comme un roi nègre,
Superbement désargenté
Allant de l’élite à la pègre sans me plaindre ni me vanter
Je suis secret comme une idole, comme un cercueil de pharaon
Pauvre jeune homme à tête folle
Qu’on appelait Toutankhamon.
Il fut peut-être beau, peut-être ?
Après mille et une saisons
Au fond d’un palais sans fenêtre
On découvrit Toutankhamon
On dit qu’il ne fut pas grand chose, un pauvre petit enfant-roi
Sous le sable où naissent les roses
Au fond d’un sarcophage étroit
Il attendit trois millénaires
Dans un cercueil d’émail et d’or
Parmi les objets funéraires dont se composait son décor
Tout fut prévu pour qu’on l’oublie, mais son beau visage pensif
Était plus vivant que la vie
Un ressuscité d’or massif
Mais moi qui ne suis pas un prince qui ne suis presque rien du tout
N’ayant ni château ni provinces
J’arriverai bien vite au bout
Si je m’en allais les mains vides ce serait affreux de mourir
Car sous ma pauvre pyramide, l’éternité pour y dormir
Sans que nul bruit ne me réveille
Jusqu’à la fin des fins des temps
J’aurai bien mal de ces merveilles qu’il faudra quitter en partant
J’aurai du mal à tout quitter,
Tout à la fois… comme on s’arrache.
C’est si navrant de s’en aller avant d’avoir fini sa tâche
J’en ai fait la moitié du quart, la moitié du quart du centième
Et le plus souvent par hasard
Il faudra bien partir quand même.
Pour vous rien ne s’arrêtera, la Seine aux pieds de Notre-Dame
Au même rythme coulera, ma mort ne sera pas un drame
Je n’étais pas un pharaon.
Que s’éteigne la courte flamme
Je n’ai rien fait que des chansons.
J’aimais les parfums de l’enfance, j’adorais mes soixante-dix ans
Je les idolâtrais d’avance, j’étais à mon aise dedans
Je n’ai pas de philosophie, je n’ai jamais compris le mot
Ça ne fait rien, j’aime la vie,
Je voudrais connaître Tokyo
Et l’Amérique où l’on s’amuse à se défaire une raison
Je voudrais tant voir Syracuse…
Mais tout cela n’est que chansons !
À toi le dernier mot du conte, la minute de vérité
Je t’aime et c’est tout ce qui compte,
J’aurai du mal à te quitter.
Je savais bien qu’un jour
Nous avons partagé le pain de la tendresse
Avec le beurre salé qui venait des copains
À l’âge plein d’étoiles où jamais rien ne presse
J’étais un peu chanteuse, tu jouais les rapins
On attrapait la nuit des taxis en maraude
Pour visiter Paris comme des étrangers
Et dans les squares fermés on se glissait en fraude
Pour faire un peu l’amour, tout doux, sans déranger
Je savais bien qu’un jour il faudrait que ça vienne
Mais je ne savais pas que ça viendrait si tôt
Nous avons partagé le pain de la fortune
Il est venu tout seul, on n’a rien fait pour ça.
Alors on s’est offert deux ou trois clairs de lune
Entre les Baléares et Copacabana
Les perles de culture, on s’en lasse très vite
Et le lit des palaces où l’on ne fait plus rien
N’était plus que l’écrin des paradis en fuite,
Où donc est le p’tit bal où l’on dansait si bien ?
Je savais bien qu’un jour il faudrait que ça vienne
Mais je ne savais pas que ça viendrait si tôt
Nous avons partagé la peine d’être ensemble,
Les phrases qu’on rumine et qu’on ne dit jamais,
L’eau qui vous monte aux yeux et puis la voix qui tremble
Et puis le grand désert… La maison qu’on aimait
Plus vide qu’un jardin où ne vient plus personne
Nous avons partagé le soir où l’on pardonne
Car il ne reste rien d’autre à faire que ça
Je savais bien qu’un jour il faudrait que ça vienne
Mais je ne savais pas que ce serait ce soir
L’école j’ai pas connu
L’école, j’ai pas connu, mon père vivait d’la chine
Pas d’la Chine des Chinois mais d’la chine des chineurs
A douze ans, j’embarquais mes toutes petites copines
Sur le marché aux puces qu’on connaissait par cœur
Dans nos poches y avait rien, mais dans les poches du monde
Y avait de quoi s’offrir des sandwichs au pâté !
Je sais très bien pourquoi ça s’appelle des profondes
Mais pour piger tout ça, y faut y avoir été
L’école, j’ai pas connu : mon vieux dans la ferraille
Il a jamais compris que ça pouvait servir
À table, ça jactait que perlouzes et joncaille
Des machins finalement qu’on a jamais vu v’nir
Les Gitans du secteur, le soir à la guitare
À minuit chez Louisette, venaient jouer pour nous
On bouffait comme des chefs, on rigolait dare-dare
Au p’tit jour on avait du coton dans les genoux
L’école, j’ai pas connu, maintenant j’ai passé l’âge
J’ai les pognes idéales pour compter sur mes doigts
J’connais tous les plaisirs qu’on attrape à la nage
Entre l’argent claqué et celui qu’on me doit
Ça fait rien, moi j’ai l’temps, j’ai la philosophie
J’sais pas c’que ça veut dire mais je l’ai, j’en suis sûr
À quarante-cinq balais, j’ai traversé la vie
Sans instruction ni rien, ma parole, c’est pas dur
L’école, j’ai pas connu, mais j’ai connu tout l’reste
La façon d’être heureux, de se faire des amis
De jamais retourner ses poches ni sa veste
Et de toujours tenir le peu qu’on a promis
J’ai gardé mon nez propre et pour ça, faut faire gaffe
Pour marcher sur mes pompes, j’ai fait tout c’que j’ai pu
Y faut pas m’en vouloir si j’ai pas l’orthographe
Mais ça je n’y peux rien, l’école, j’ai pas connu
Les enfants de Louxor
Quand je sens, certains soirs, ma vie qui s’effiloche
Et qu’un vol de vautours s’agite autour de moi,
Pour garder mon sang froid, je tâte dans ma poche
Un caillou ramassé dans la Vallée des Rois.
Si je mourais demain, j’aurais dans la mémoire
L’impeccable dessin d’un sarcophage d’or
Et pour m’accompagner au long des rives noires
Le sourire éclatant des enfants de Louxor.
À l’intérieur de soi, je sais qu’il faut descendre
À pas lents, dans le noir et sans lâcher le fil,
Calme et silencieux, sans chercher à comprendre,
Au rythme des bateaux qui glissent sur le Nil.
C’est vrai, la vie n’est rien, le songe est trop rapide,
On s’aime, on se déchire, on se montre les dents,
J’aurais aimé pourtant bâtir ma pyramide
Et que tous mes amis puissent dormir dedans.
Combien de papyrus enroulés dans ma tête
Ne verront pas le jour… ou seront oubliés
Aussi vite que moi ? Ma légende s’apprête,
Je suis comme un désert qu’on aurait mal fouillé.
Si je mourais demain, je n’aurais plus la crainte
Ni du bec du vautour ni de l’oeil du cobra.
Ils ont régné sur tant de dynasties éteintes…
Et le temps, comme un fleuve, à la force des bras…
Les enfants de Louxor ont quatre millénaires,
Ils dansent sur les murs et toujours de profil,
Mais savent sans effort se dégager des pierres
À l’heure où le soleil se couche sur le Nil.
Je pense m’en aller sans que nul ne remarque
Ni le bien ni le mal que l’on dira de moi
Mais je déposerai tout au fond de ma barque
Le caillou ramassé dans la Vallée des Rois.
La peau des dents
Je conserve en mon sein des microbes étranges
Qui font la part du feu entre la bête et l’ange
Qui font la part du lion à ce qui me détruit
Ce sont des amis sûrs qui travaillent sans bruit.
Ils tracent des sentiers précis sur mon visage
Plus je les vois courir et plus je perds courage
Moi qui n’ai voyagé qu’à petits pas prudents
Je n’aurai bientôt plus que la peau de mes dents.
Une phrase un seul mot peut détruire une ville
À l’âge de l’espoir et de l’esprit tranquille
On construit des palais de rocaille et d’argent
On rêve que l’on est un monstre intelligent
On ne sait presque rien tout le reste on devine
On se sent devenir ou Socrate ou Lénine
On ne sait pas encore qu’il ne reste au perdant
Que le poids de sa chair et la peau de ses dents.
J’élève dans mon sang des colonies étranges
D’animaux fabuleux qui tendrement me mangent
Certains soirs je leur fais des cadeaux somptueux
Cela se reconnait à l’éclat de mes yeux…
À minuit je me prends pour un feu d’artifice
Je tutoie Dieu le Père et j’aime des actrices
Alors le jour se lève, et la fatigue aidant
Je tire la couverture sur la peau de mes dents.
J’aimerais tant savoir
J’aimerais tant savoir comment tu te réveilles,
J’aurais eu le plaisir de t’avoir vue dormir
La boucle de cheveux autour de ton oreille,
L’instant, l’instant précieux où tes yeux vont s’ouvrir.
On peut dormir ensemble à cent lieues l’un de l’autre,
On peut faire l’amour sans jamais se toucher,
L’enfer peut ressembler au Paradis des autres
Jusqu’au jardin désert qu’on n’avait pas cherché.
Quand je m’endors tout seul, comme un mort dans sa barque,
Comme un vieux pharaon je remonte le Nil.
Les années sur ma gueule ont dessiné leur marque,
Mes grands soleils éteints se réveilleront-ils?
On dit depuis toujours, “le soleil est un astre,
Il se lève à cinq heures ou sept heures du matin”,
Mais chaque heure pour moi n’est qu’un nouveau désastre,
Il n’est pas sûr du tout qu’il fera jour demain.
Je ne suis jamais là lorsque tu te réveilles,
Alors je parle seul pour faire un peu de bruit,
Mes heures s’éternisent et sont toutes pareilles,
Je ne distingue plus ni le jour ni la nuit,
Je ne crois pas en Dieu mais j’aime les églises,
Et ce soir je repense au gisant vénitien
Qui me ressemblait tant… Mais la place était prise
Toi seule sait vraiment pourquoi je m’en souviens.
Ce qu’ensemble on a vu
Je n’irai plus jamais revoir les rues du Caire
Combien de villes ouvertes sont fermées pour moi ?
Car je ne saurais plus aujourd’hui que me taire
Devant ces monuments où je parlais pour toi.
J’ai déjà bien du mal à regarder la Seine
J’ai si peur de n’y voir qu’un grand lit de repos
Au seul nom de Corfou, j’ai des larmes soudaines
Et comme des frissons qui courent sous la peau.
Sans toi, mon bel amour, tous les chemins se ferment
Sans toi, tous les miroirs sont à jamais ternis
Comment mener ma vie sans toi jusqu’à son terme
Parmi tous ces dessins qui ne sont pas finis ?
Je me traîne à midi dans le quartier Pigalle
À deux pas de chez nous qui n’est plus que chez moi
Je suis comme un vieux roi qui marche dans les salles
De son palais désert et rêve d’autrefois.
Je n’irai plus jamais revoir les pyramides
Les îles Eléphantines et le couvent perdu
J’y songe d’un seul coup, mes artères se vident
Je ne veux plus revoir ce qu’ensemble on a vu !
Nous avons tant marché dans les rues de Florence
Entre les lauriers-roses aux Jardins Boboli
Qu’il me semble parfois aujourd’hui quand j’y pense
Que les eaux de l’Arno remontent vers Paris.
Le long des escaliers des palais de Florence
L’ombre de Michel-Ange et de Donatello
Nous escortait de loin dans le plus grand silence
Jusqu’au chemin de ronde du Palazzo Vecchio.
C’est ainsi mon amour que les villes se ferment
Je ne pourrai jamais y retourner sans toi
Je me contenterai de rêves à long terme
Où des statues de marbre auront un peu ta voix.
Pour apprendre l’air
Entre les pierres de Notre-Dame
Et les arbres de Montsouris
J’ai perdu mon cœur et mon âme
Et la plupart de mes paris
J’espérais devenir très riche
Et je n’ai plus un fifrelin
J’ai toujours la cervelle en friche
Aurez-vous été plus malin ?
Pour apprendre l’air, l’air et la chanson
Sans en avoir l’air ni faire de façons
Il faut tout connaître et tout essayer
Tout aimer (peut-être) et puis l’oublier
Pour faire un gibier de potence
Il faut prendre n’importe qui
Le balancer dans l’existence
Et patienter le temps requis
Entre la place Maub’ et Pigalle
Et nos misères et nos ennuis
On s’en va traquer deux cents balles
Et on ne sort plus que la nuit
Entre les pierre de la Villette
Et le marbre des quartiers chics
On s’amuse à risquer sa tête
Pour le plaisir ou pour le fric
C’est très long d’en finir de vivre
Entre le rêve et la boisson
Et d’ailleurs, à quoi bon poursuivre ?
J’ai perdu l’air de la chanson !
Sans en avoir l’air, j’avais la chanson
Tout s’est fait la paire sans faire de façons
J’ai quitté la danse sans rien ramasser
Aucune importance, j’en sais bien assez !
Il ne faudra jamais
Il ne faudra jamais
Dire ce qu’on a vécu
Ça ne regarde pas
Les gens du temps qui passe
Ni mes histoires de cœur
Ni mes histoires de cul
N’avantageront pas
Mon reflet dans les glaces
Je suis un cro-magnon
Qui marche à pas comptés
Entre des HLM
Et des fleurs en plastique
Entre trois cimetières
Et quatre vérités
En plein cœur d’un présent
Qui va fermer boutique
Il ne faudra jamais
Dire tout c’qu’on a compris
On l’a fait par hasard
Et sans aucun mérite
Quand j’ai vidé ma poche
Il me reste le prix
De quatre roses rouges
Et d’un cornet de frites
Il ne faudra jamais
Révéler nos secrets
Ça ne regarde pas
Les gens qui nous regardent
Ils viennent d’un pays
Où plus rien n’est sacré
Qu’ils crèvent entre copains
Tant pis, que Dieu les garde !
Il ne faudra jamais
Dire qu’on était heureux
Qu’on avait du talent
Qu’on était magnifiques
Que d’un exploit d’huissier
On savait faire du feu
Et que du mal d’amour
On faisait des musiques
Il ne faudra jamais
Dire qu’on était idiots
Mais qu’on n’en savait rien
Et qu’on vivait quand même
Quand on a dégusté
Sa jeunesse au goulot
Avec la mort qui vient
On peut faire un poème
L’aventure la voilà
Je cache l’aventure à l’intérieur de moi
J’ai fait trois fois le tour de la rue des Abbesses
À l’heure du whisky, à l’heure de la messe
On peut toujours trouver beaucoup plus grand que soi
L’aventure, la voilà… à portée de la main
Garde ton cœur à gauche et tes deux pieds sur terre
Et tu verras d’un coup s’effacer les frontières
L’aventure est en toi mais tu n’en savais rien
Il suffit de partir sur des souliers trop grands
De marcher sur les eaux, des ailes autour des tempes
De boire des images et de mordre les vents
De chercher dans le noir des gueules de sa trempe
Il suffit d’être seul et de tenir debout
Au milieu de tous ceux qui gueulent et qui vacillent
Va ton chemin tout droit l’aventure est au bout
Et tu verras que l’or n’est jamais ce qui brille
Fais le tour de la Terre avec dix francs sur toi
Va-t’en planter des choux au cœur de la savane
Fabrique des légendes avec tes gueules de bois
Va-t’en faire un tabac un soir à La Havane
Et puis reviens chez toi avec des rides en plus
La gueule boucanée comme sur les images
Jette ton sac à dos et viens poser ton cul
On se partagera le rouge et le fromage
Il m’arrive parfois rien qu’à te regarder,
De franchir d’un seul coup la muraille de Chine
Sauter trois océans sans quitter mon quartier
Ce que je ne vois pas, d’ailleurs, je le devine
L’aventure se réveille à l’odeur de ta peau
Au milieu de ton lit je trouve des navires
Le vent dans tes cheveux fait claquer les drapeaux
Et quand l’amour fleurit… je n’ai plus rien à dire
Voir courir devant soi les bisons de Lascaux
Sur un papier de riz écrire la carmagnole
Boire de la mirabelle dans les bars de Frisco
Le soir à Varsovie danser la farandole
Voir enfin de ses yeux ce qu’on n’a jamais vu
À trois heures du matin voir des anges à Pigalle
Mon aventure à moi c’est ce que j’ai voulu
Être pour tous les cons un objet de scandale
Un soir en descendant la rue du Mont-Cenis
J’avais peut-être un peu forcé sur la bouteille
J’ai vu trois caravelles cingler sur Tahiti
Depuis, cette rue-là pour moi n’est plus pareille
J’y vais boire l’apéro chez des conquistadors
Dont aucun n’a jamais découvert l’Amérique
On mélange à plaisir les vivants et les morts
Et quand on s’est tout dit… il reste la musique !